Je suis Quayanorl, ô Toi si grand, et…

Une idée lui vint, plus lumineuse que la douleur lorsqu’il avait voulu bouger sa jambe fracassée, plus encore que l’éclairage fixe et muet de la gare.

Ils avaient dit qu’ils se dirigeaient vers la station 7.

C’était son dernier souvenir, hormis la vision d’un d’entre eux venu par la voie des airs. C’était celui-là qui avait dû lui tirer en pleine figure ; il ne se rappelait rien, mais l’hypothèse se tenait… On avait dû l’envoyer voir s’il était bien mort. Seulement voilà, il était vivant, et il venait d’avoir une idée.

Le stratagème n’avait guère de chances de réussir, même s’il s’arrangeait pour le mettre en œuvre, même s’il arrivait à changer de position, même si tout marchait comme prévu… C’était une tentative désespérée, dans tous les sens du terme… Mais au moins, il aurait tenté quelque chose ; quoi qu’il advienne, il aurait péri en guerrier. Les souffrances que cela lui coûterait en valaient la peine.

Il passa rapidement à l’action, avant de changer d’avis, sachant très bien qu’il ne lui restait que peu de temps (s’il n’était pas déjà trop tard…). La douleur le transperça comme une épée.

De sa bouche disloquée et sanglante sortit un cri.

Personne ne l’entendit. Le cri se répercuta dans toute la station. Puis le silence retomba. Des élancements palpitèrent dans son corps tout entier, mais il sut alors qu’il s’était libéré ; la soudure de sang qui le maintenait plaqué contre le métal avait cédé. Il pouvait bouger ; dans la lumière, il pouvait bouger.

Xoxarle, si tu es encore en vie, il se peut que je réserve à nos amis une petite surprise…

 

— Drone ?

— Quoi ?

— Horza veut savoir ce que tu es en train de faire, fit Yalson par l’intermédiaire de son communicateur en regardant le Métamorphe.

— J’opère une fouille du train ; celui qui est stationné dans l’atelier. Je l’aurais dit, vous savez, si j’avais trouvé quelque chose. Vous avez pu remettre en marche le détecteur de masse ?

Horza grimaça en jetant un regard au casque que Yalson tenait sur ses genoux, puis coupa le communicateur.

— Mais il a raison, n’est-ce pas ? demanda Aviger, assis sur la palette. Celui de ta combi ne marche pas non plus ?

— J’ai des interférences à cause du réacteur, dit Horza au vieil homme. C’est tout. On va arranger ça.

Aviger n’eut pas l’air très convaincu.

Horza ouvrit une boîte de boisson. Il se sentait épuisé, vidé. Il y avait de la morosité déçue dans l’air, maintenant qu’ils avaient réussi à rétablir le courant sans pour autant dénicher le Mental. Il maudit le détecteur cassé, puis Xoxarle, et pour finir le Mental.

Il ignorait où se trouvait ce fichu engin, mais il le trouverait, ça oui ! Néanmoins, dans l’immédiat, tout ce qu’il voulait c’était rester assis et se détendre un peu. Il lui fallait du temps pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Il se frotta la tête au niveau de la contusion reçue dans l’échauffourée de la station 6 ; il y avait là, à l’intérieur, une douleur diffuse mais insistante qui l’aurait distrait s’il n’avait pas été capable de la déconnecter.

— Tu ne crois pas qu’on devrait inspecter ce train, maintenant ? demanda Wubslin en enveloppant d’un regard avide les courbes polies du véhicule.

Horza sourit de le voir si enthousiaste.

— Mais oui, pourquoi pas ? Vas-y, jette un coup d’œil, acquiesça-t-il en regardant Wubslin qui, souriant, avala une dernière bouchée et attrapa son casque.

— Ouais, c’est vrai, autant s’y mettre tout de suite, conclut-il en s’éloignant d’un pas vif.

Il dépassa la silhouette immobile de Xoxarle, emprunta la rampe d’accès et entra dans le train.

Balvéda se tenait debout, adossée au mur, les mains dans les poches. Elle regarda en souriant l’ingénieur leur tourner le dos, se diriger vers le train puis disparaître à l’intérieur.

— Tu vas le laisser piloter cet engin, Horza ? s’enquit-elle.

— Il va bien falloir que quelqu’un s’en charge. On aura peut-être besoin d’un moyen de transport pour chercher le Mental.

— Chouette ! commenta la jeune femme. On pourrait circuler en train indéfiniment.

— Très peu pour moi, intervint Aviger en se détournant de Horza pour regarder l’agent de la Culture. Personnellement, je rentre à la TAC. Pas question que je me balade là-dessous pour chercher ce maudit ordinateur.

— Excellente initiative, répliqua Yalson en le dévisageant. On pourrait te charger de convoyer le prisonnier ; vous partiriez rien que tous les deux, Xoxarle et toi.

— J’irai seul, répondit Aviger à voix basse, en évitant le regard de Yalson. Je n’ai pas peur.

 

Xoxarle les écoutait parler. Il n’aimait pas le piaulement rêche de leurs voix. Il éprouva à nouveau la solidité de ses liens. Le fil électrique s’était incrusté sur quelques millimètres dans la kératine au niveau de ses épaules, de ses cuisses et de ses poignets. Cela lui faisait un peu mal, mais il fallait partir du principe que le jeu en valait la chandelle. Il s’appliqua à approfondir ses coupures en frottant de toutes ses maigres forces les endroits où le fil était le plus serré, râpant délibérément la couche cornée, comparable aux ongles des humains, qui recouvrait la totalité de son corps. Lorsqu’on l’avait ligoté, il avait rempli sa cage thoracique et bandé ses muscles le plus possible, ce qui lui accordait à présent un peu de mou ; mais il lui en faudrait plus pour parvenir à se dégager entièrement.

Il n’avait pas de projet précis, pas de minutage bien au point ; aucun moyen de savoir quand l’occasion d’agir se présenterait. Mais de toute façon, que faire d’autre ? Rester debout là bien sagement comme un mannequin empaillé ? Pendant que ces vermisseaux au corps flaccide se tortillaient, grattaient leur peau pulpeuse et s’efforçaient de trouver la cachette du Mental ? Ce n’était pas digne d’un guerrier ; il avait fait trop de chemin, vu trop de morts…

 

— Hé ! (Wubslin avait ouvert un petit hublot à l’étage supérieur du train et se penchait pour interpeller les autres.) Les ascenseurs marchent ! Je viens d’en prendre un pour monter ! Tout marche !

— Bravo ! (Yalson agita la main.) Bravo, Wubslin !

L’ingénieur rentra la tête. Ils le virent progresser dans le train, éprouvant et touchant tout ce qu’il rencontrait, inspectant les commandes et les divers mécanismes.

— Plutôt impressionnant, non ? fit Balvéda. Pour l’époque, je veux dire. Horza opina en promenant lentement son regard d’un bout à l’autre du train. Puis il acheva la boisson contenue dans sa boîte, qu’il reposa sur la palette avant de se lever.

— Oui, en effet. Mais ça ne leur a pas servi à grand-chose.

 

Quayanorl se hissa sur la passerelle.

Un rideau de fumée planait, à peine dérangé par la lente circulation de l’air. Mais les ventilateurs du train, eux, fonctionnaient, et les rares mouvements perceptibles à travers le nuage gris bleuté provenaient principalement des portes et des fenêtres, par où sortait du train une brume âcre chassée par ses systèmes de climatisation et de filtrage.

Il se traîna dans les décombres, des morceaux de mur et de train parsemés de débris provenant de sa propre combinaison. Sa progression était lente et pénible, et déjà il craignait de mourir avant d’arriver au train.

Ses jambes ne lui étaient plus d’aucune utilité ; il s’en serait sans doute mieux sorti si les deux autres lui avaient également été arrachées.

Il rampait en se propulsant grâce à son bras valide, dont il agrippait le rebord de la passerelle avant de s’arc-bouter de toutes ses forces.

L’effort lui causait des souffrances intolérables. À chaque traction il se disait qu’elles allaient décroître, mais non ; on aurait dit qu’à chaque traction, pendant les secondes interminables où son corps brisé, sanglant, se traînait vers l’avant sur le sol encombré de la passerelle, ses veines s’emplissaient d’acide. Il secoua la tête et marmonna quelques mots. Le sang coulait par des craquelures qui s’étaient refermées pendant son immobilisation, et qui maintenant se rouvraient d’un coup. Les larmes coulaient à flot de son unique œil valide, et un liquide cicatrisant suintait lentement pour venir s’amasser dans l’orbite vide.

Devant lui, la porte luminescente transparaissait dans la brume radieuse ; un léger courant d’air s’en échappait, qui y créait des tourbillons. Les pieds de l’Idiran traînaient derrière lui en raclant la passerelle, et à mesure qu’il avançait, sa plaque thoracique creusait un sillon dans les décombres, telle une étrave fendant les eaux. Il saisit à nouveau le rebord et tira.

Il s’efforçait de ne pas crier ; non qu’il craignît d’attirer l’attention, mais parce que, du jour où il s’était tenu debout seul pour la première fois, toute sa vie on lui avait appris à souffrir en silence. Et il s’y était consacré de tout son cœur ; il entendait encore son Querl-de-nid et son parent-mère lui interdire de crier. Il avait honte de leur désobéir, seulement parfois, c’était plus fort que lui. Parfois le cri fusait sous la pression de la douleur.

Au plafond, certaines lampes touchées par des tirs égarés étaient éteintes. L’Idiran distinguait des cratères et des perforations diverses dans le revêtement extérieur du train ; il n’avait aucun moyen de savoir s’il avait subi des dégâts graves, mais il n’allait pas s’arrêter maintenant. Il fallait qu’il continue.

Il entendait le train. Il l’écoutait comme le chasseur écoute une bête sauvage. Le train était vivant ; blessé – certains de ses moteurs semblaient endommagés – mais vivant. Lui-même allait mourir, mais, avant, il ferait son possible pour capturer la bête.

 

— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Horza à Wubslin.

Il avait repéré l’ingénieur sous un des wagons ; la tête en bas, ce dernier étudiait le système d’entraînement des roues. Le Métamorphe lui avait demandé de jeter un coup d’œil au petit appareil qui, fixé à l’avant de sa combinaison, constituait le corps du détecteur de masse.

— Je ne sais pas, répondit Wubslin en secouant la tête. (Il avait revêtu son casque et, visière rabattue, se servait de l’écran intérieur pour obtenir un agrandissement du détecteur.) C’est trop petit. Il faudrait que je le ramène à bord de la TAC pour pouvoir l’examiner correctement. Je n’ai pas pris tous mes instruments avec moi. (Il fit claquer ses lèvres.) Il a l’air intact. Je ne vois pas de dégâts apparents. Ce sont peut-être les réacteurs qui le neutralisent.

— Quelle guigne ! Il va falloir chercher par nous-mêmes, alors, fit Horza.

Il laissa Wubslin refermer la minuscule trappe d’inspection ouverte sur sa poitrine. L’ingénieur se redressa et releva sa visière.

— Le seul problème, reprit-il avec morosité, c’est que, si le phénomène est dû à une interférence des réacteurs, il ne serait pas très indiqué de prendre le train pour partir en quête du Mental. Il va falloir emprunter le transtube.

— On va d’abord fouiller la station, répondit Horza en se levant.

Par la fenêtre du train, à l’autre bout du quai, il vit Yalson surveiller Balvéda, qui faisait lentement les cent pas. Aviger n’avait pas bougé de la palette. Xoxarle était toujours ligoté aux poutrelles de la rampe d’accès.

— Je peux remonter jusqu’à la cabine de pilotage ? demanda Wubslin.

Horza dévisagea l’ingénieur, dont les traits lui parurent francs et ouverts.

— Oui, pourquoi pas ? Mais n’essaie pas de le faire démarrer pour l’instant, tu m’entends ?

— D’accord, répondit l’ingénieur d’un air enchanté.

— Métamorphe ! lança Xoxarle tandis que Horza redescendait la passerelle.

— Quoi ?

— Ces fils… Ils sont trop serrés. Ils me cisaillent.

Horza observa attentivement les liens qui ficelaient les bras de l’Idiran.

— Tant pis pour vous, énonça-t-il.

— Mais ils me coupent aux épaules, aux jambes et aux poignets. Si on ne les desserre pas, ils sectionneront mes vaisseaux sanguins. Je ne voudrais pas mourir dans des circonstances aussi peu élégantes. Ne vous gênez surtout pas si vous voulez me mettre une balle dans la tête, mais ce lent découpage est par trop humiliant. Si je vous tiens ce discours, c’est uniquement parce que je commence à croire que vous avez réellement l’intention de me ramener à la Flotte.

Horza passa derrière l’Idiran afin d’examiner l’entrecroisement des fils sur les poignets du captif. Ce dernier disait vrai : ils avaient pénétré dans sa chair comme un fil de fer dans l’écorce d’un arbre. Le Métamorphe se renfrogna.

— Jamais vu une chose pareille, déclara-t-il en fixant la nuque immobile de l’Idiran. Qu’est-ce que vous mijotez ? Votre peau n’est pas si tendre que ça, tout de même.

— Je ne mijote rien du tout, humain, répondit Xoxarle avec lassitude, en poussant un profond soupir. Simplement, mon corps meurtri tente de se reconstituer. Tout naturellement, il se fait plus flexible, moins résistant, à mesure qu’il s’efforce de reconstruire ses zones détériorées. Oh, et puis que m’importe que tu me croies ou pas. Mais je t’aurai averti.

— Je vais y réfléchir, répondit Horza. Si ça devient trop douloureux, poussez un cri.

Il revint sur le quai en enjambant les poutrelles, puis alla rejoindre les autres.

— C’est moi qui vais devoir réfléchir au problème, déclara tranquillement Xoxarle. Les guerriers ne « poussent pas de cris » quand ils souffrent.

— Alors, dit Yalson au Métamorphe. Wubslin est heureux ?

— Il a peur de ne pas pouvoir piloter le train, l’informa Horza. Que fabrique le drone ?

— Il inspecte l’autre train, et en prenant tout son temps.

— Bon, on va le laisser ici. Toi et moi, on s’en va fouiller la station. Aviger ? lança-t-il en se tournant vers le vieil homme, qui se curait les dents avec un petit morceau de plastique.

— Quoi ? fit ce dernier en levant sur le Métamorphe un regard lourd de soupçon.

— Tu surveilles l’Idiran ? On va jeter un coup d’œil aux environs.

— D’accord, répondit Aviger en haussant les épaules. Pourquoi pas ? D’ailleurs, ça tombe bien, je n’avais rien de mieux à faire.

 

Il tendit le bras, agrippa l’extrémité de la rampe et tira. Puis il se propulsa vers l’avant et une vague de douleur le submergea. Il s’assura une prise sur le rebord de la porte du train et tira à nouveau. Ensuite, glissant sur le ventre, il passa lourdement du sol de la passerelle à celui du train.

Une fois qu’il fut tout entier à l’intérieur, il s’arrêta pour se reposer.

Le sang rugissait sans interruption dans sa tête.

Sa main était affaiblie, tout endolorie. C’était une sensation différente de la douleur aiguë que lui causaient ses blessures, et elle l’inquiétait davantage. Il craignait que cette main-là ne s’ankylose bientôt, qu’elle ne veuille bientôt plus rien agripper et qu’il ne puisse donc plus s’en servir pour avancer.

Au moins le sol était-il plat, à présent. Il lui restait à se traîner sur la longueur d’un wagon et demi, mais heureusement, sans aucun plan incliné. Il se retourna vers l’endroit où il avait été blessé, mais eut seulement le temps d’y jeter un bref coup d’œil avant que sa tête ne retombe. Il avait laissé un sillage sanglant sur la passerelle, comme si on avait passé un balai mêlé de peinture pourpre dans la poussière et les déchets qui en recouvraient la surface métallique.

Inutile de regarder en arrière. La seule chose qui comptait, c’était de continuer ; il ne lui restait que peu de temps. Dans une demi-heure au plus, il serait mort. Il aurait pu survivre un peu plus longtemps en restant immobile sur la rampe, mais ses efforts avaient accéléré les forces qui sapaient sa résistance et sa vitalité.

Il se poussa en avant vers le couloir qui traversait tout le train dans le sens de la longueur, traînant à sa suite ses deux jambes fracassées, inertes et inutiles, qui glissaient sur une mince pellicule de sang.

 

— Métamorphe !

Horza fronça les sourcils. Il s’apprêtait à partir explorer la gare en compagnie de Yalson, et l’Idiran l’avait appelé alors qu’il ne se trouvait plus qu’à quelques pas de la palette où veillait toujours Aviger, qui semblait à présent rassasié et accompagnait de son arme les allées et venues de Balvéda.

— Oui, Xoxarle ?

— Ces fils… Ils ne vont pas tarder à me découper en tranches. Je te le dis seulement parce que, jusqu’ici, tu as tout fait pour me garder en vie ; il serait trop bête que je meure accidentellement, pour cause de négligence. Mais je t’en prie… poursuis donc ton chemin, si mon sort t’importe si peu.

— Vous voulez que je desserre les fils ?

— Un tout petit peu. Il n’y a pas du tout de mou, vois-tu, et j’apprécierais de pouvoir respirer sans me disséquer en même temps.

— Si vous tentez quoi que ce soit, cette fois-ci, dit Horza à l’Idiran en se rapprochant et en lui braquant son arme en plein visage, je vous fais sauter les deux bras et les trois jambes et je vous ramène chez vous en vous traînant sur la palette.

— Je suis convaincu par la cruauté dont tu menaces de faire preuve à mon égard, humain. Tu sais manifestement à quel point nous avons honte de porter des prothèses, même à la suite de blessures de guerre. Je ne tenterai donc rien. Desserre simplement mes liens, en bon allié que tu es.

Horza donna un peu de mou là où les fils entaillaient Xoxarle, qui contracta ses muscles et produisit une espèce de soupir très sonore.

— C’est beaucoup mieux, petit homme. Beaucoup mieux. De cette façon je survivrai jusqu’au châtiment que tu imagineras de me réserver.

— Comptez là-dessus. S’il se mettait ne serait-ce qu’à respirer de manière hostile, tire-lui dans les jambes et fais-les-lui sauter, d’accord ? dit-il à Aviger.

— Oh, oui mon commandant, répliqua ce dernier en saluant.

— Alors, Horza. On espère tomber en plein sur le Mental ? lui demanda Balvéda, qui avait interrompu son perpétuel va-et-vient pour se planter devant Yalson et lui, les mains dans les poches.

— On ne sait jamais, Balvéda.

— Pilleur de tombes, fit-elle avec un sourire nonchalant.

— Dis à Wubslin qu’on s’en va, reprit Horza en se tournant vers Yalson. Demande-lui de monter la garde sur le quai et de surveiller Aviger pour ne pas qu’il s’endorme.

Yalson appela Wubslin par communicateur.

— Mieux vaut que tu viennes avec nous, reprit-il à l’intention de Balvéda. Je n’ai pas très envie de te laisser ici avec tout ce matériel en état de marche.

— Comment, Horza, tu ne me fais donc pas confiance ? fit-elle en souriant.

— Ouvre la marche et tais-toi, dit Horza d’un ton las en lui indiquant la direction qu’il voulait la voir prendre.

Balvéda haussa les épaules et se mit en route.

— On est vraiment obligés de la prendre avec nous ? s’enquit Yalson en réglant son pas sur celui de Horza.

— On peut toujours l’enfermer quelque part, répondit-il en regardant Yalson, qui haussa à son tour les épaules.

— Oh, et puis après tout, pourquoi pas ? conclut-elle.

 

Unaha-Closp avançait dans le train. Dehors il voyait la zone d’entretien-réparation, avec toutes ses machines – tours, forges, bancs de soudure, bras articulés, unités de rechange et berceaux géants accrochés au plafond auxquels s’ajoutait un unique portique suspendu qui ressemblait à un pont étroit –, le tout scintillant sous la lumière vive qui tombait du plafond.

Le train présentait un intérêt certain ; dans cet environnement technologique archaïque, il y avait décidément beaucoup de choses à voir, beaucoup de pièces à toucher et à explorer, mais Unaha-Closp était surtout content de se retrouver un moment seul. La compagnie des humains s’était avérée lassante, au bout de quelques jours, et l’attitude du Métamorphe le plongeait constamment dans le plus grand désarroi. Cet homme était un spéciste ! Me traiter, moi, comme une simple machine, songeait Unaha-Closp. Comment ose-t-il ?

Quel plaisir il avait ressenti en se montrant capable de réagir plus vite que les autres, là-bas, dans le tunnel, et peut-être même de leur sauver la vie ! Sans doute avait-il même sauvé celle du Métamorphe, cet ingrat, en assommant Xoxarle. Il rechignait à se l’avouer, mais le drone s’était senti éclatant de fierté quand Horza l’avait remercié. Mais voilà, après l’incident, l’homme n’avait pas changé d’attitude à son égard ; il oublierait sans doute ce qui s’était passé, ou bien il voudrait y voir une aberration momentanée dans le comportement d’une machine indécise, anormale.

Unaha-Closp était seul à savoir ce qu’il ressentait, ce qui l’avait poussé à prendre des risques dans le seul but de protéger des humains. Ou plutôt je devrais le savoir, songea-t-il avec tristesse. Je n’aurais peut-être pas dû intervenir ; laisser tout simplement l’Idiran les descendre tous. Mais sur le moment, son instinct l’avait poussé à s’interposer. Brute, se dit-il encore.

Il se déplaçait çà et là dans le train bourdonnant, brillamment éclairé ; on aurait dit une pièce mobile faisant partie de l’engin lui-même.

 

Wubslin se gratta la tête. En se dirigeant vers la cabine de pilotage, il s’était arrêté dans le wagon-réacteur, dont certaines portes refusaient de s’ouvrir. Elles devaient comporter un genre de verrouillage de sécurité, sans doute commandé depuis la cabine… ou la passerelle… ou la plate-forme, il ne savait pas quel nom donner à la zone située dans le nez du train. Puis il se souvint des recommandations de Horza et regarda par une fenêtre.

Aviger était toujours assis sur sa palette et tenait en joue l’Idiran, qui se tenait parfaitement immobile contre les poutrelles. Wubslin détourna les yeux, éprouva à nouveau la porte donnant dans le wagon du réacteur, puis secoua la tête.

 

Sa main, son bras faiblissaient. Au-dessus de lui, des rangées de sièges faisaient face à une série d’écrans vierges. Il se propulsait en s’accrochant au pied des fauteuils ; il avait presque atteint le couloir menant à la voiture de tête.

Il ne savait pas très bien comment y arriver. À quoi pourrait-il s’agripper ? Enfin, inutile de s’en inquiéter dès maintenant. Il attrapa un nouveau pied de fauteuil et tira.

 

Depuis la plate-forme surplombant le secteur réparation, ils avaient vue sur le train de tête, celui où se trouvait le drone. Ainsi immobilisé au-dessus du sol en creux de la zone entretien, le long véhicule lustré, niché dans une alcôve creusée à même la paroi du fond, évoquait un astronef mince et étiré tandis que, tout autour, le roc sombre faisait penser à un espace sans étoiles.

Le front barré d’un pli soucieux, Yalson avait les yeux fixés sur le dos de l’agent de la Culture.

— Je la trouve un peu trop docile, Horza, dit-elle juste assez haut pour que son compagnon l’entende.

— Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai, répliqua ce dernier. Plus elle se montrera docile, mieux ça vaudra.

Yalson secoua imperceptiblement la tête, sans quitter du regard la femme qui les précédait.

— Non, elle nous mène en bateau. Elle n’était pas comme ça avant. À mon avis, elle sait qu’elle peut se permettre d’attendre une occasion. Elle a un atout, et elle se décontracte en attendant le moment de l’abattre.

— Tu te fais des idées. Ce sont tes hormones qui prennent le dessus, qui te donnent des soupçons et des arrière-pensées.

Elle le regarda, transférant ainsi son regard soucieux de Balvéda au Métamorphe. Ses yeux s’étrécirent.

— Quoi ?

— Je plaisantais, l’assura Horza en levant sa main libre, le sourire aux lèvres.

Yalson n’eut pas l’air convaincue.

— Elle prépare quelque chose. J’en suis sûre, ajouta-t-elle en hochant distraitement la tête. Je le sens.

 

Quayanorl se traîna dans le couloir de jonction, poussa la porte donnant dans le wagon et continua de ramper lentement sur le sol.

Il commençait à ne plus très bien se rappeler son but. Il savait seulement qu’il devait continuer, aller toujours de l’avant, ramper, toujours ramper, mais pour faire quoi, cela il n’aurait su le dire. Le train était un labyrinthe-torture conçu pour multiplier ses souffrances.

Je suis en train de me traîner vers ma propre mort. J’ignore pourquoi, mais même quand je suis à bout, quand je ne peux plus ramper, je continue d’avancer. Vais-je mourir en atteignant la salle de contrôle, puis poursuivre mon voyage de l’autre côté, du côté de la mort ? Est-ce cela que j’avais en tête ?

Je suis comme un tout petit enfant qui se traîne au sol… Viens à moi, petit bonhomme, dit le train.

Nous cherchions quelque chose, mais je n’arrive pas à me souvenir… au juste… de ce que…

 

Ils fouillèrent du regard la vaste caverne, puis escaladèrent des marches menant à une galerie, elle-même donnant accès aux wagons d’habitation et de stockage.

Balvéda se tenait au bord de la grande terrasse qui courait tout autour de la caverne, à mi-chemin entre le plancher et le plafond. Yalson surveilla l’agent de la Culture pendant que Horza ouvrait les portes conduisant à la section habitation. Balvéda plongeait son regard dans le vaste espace dégagé de la salle ; ses mains fines reposaient sur la balustrade, dont la rambarde supérieure lui arrivait aux épaules : pour les constructeurs du Complexe, elle serait montée à hauteur de hanches.

Non loin de la jeune femme, un long portique suspendu au plafond par des câbles enjambait le vide pour rejoindre la terrasse du côté opposé de la caverne, où un étroit tunnel brillamment éclairé s’enfonçait dans le roc. Le regard de Balvéda courut sur toute la longueur de la passerelle, jusqu’à la lointaine entrée du conduit.

Yalson se demanda un instant si la femme de la Culture envisageait de s’y précipiter subitement, mais elle savait très bien que Balvéda n’en ferait rien ; peut-être désirait-elle seulement la voir tenter le tout pour le tout, ce qui lui permettrait à elle, Yalson, de lui tirer dessus et de s’en débarrasser une fois pour toutes.

Balvéda détourna son regard de l’étroit pont métallique et Horza ouvrit d’un coup les portes de la zone habitation.

 

Xoxarle fit rouler ses épaules. Les fils glissèrent légèrement et s’amassèrent par paquets.

L’humain qu’ils avaient laissé sur place pour monter la garde auprès de lui avait l’air fatigué ; peut-être même avait-il envie de dormir, mais Xoxarle se doutait bien que les autres ne resteraient pas longtemps absents. Il ne pouvait pas se permettre de trop avancer en besogne pour le moment, au cas où, en rentrant, le Métamorphe remarquerait le déplacement de ses liens.

De toute manière – même si ce n’était pas la conclusion la plus intéressante à laquelle pût aboutir la situation présente – il existait apparemment une forte possibilité pour que les humains ne trouvent jamais le calculateur intelligent-conscient qu’ils recherchaient tous. Auquel cas la meilleure ligne de conduite à adopter était la passivité totale. Il laisserait les petits hommes le ramener à leur vaisseau. Le dénommé Horza demanderait sans doute une rançon pour sa restitution ; d’ailleurs c’était certainement pour cela qu’on le laissait en vie, il venait de s’en rendre subitement compte.

Il se pouvait que la Flotte paie pour récupérer un de ses guerriers, même si sa famille à lui – qui, de toute façon, n’était pas riche – n’en avait pas le droit. Il ne savait plus très bien s’il avait envie de vivre, s’il devait racheter par de futurs exploits la honte de s’être fait prendre puis restituer contre rançon, ou bien faire son possible pour s’enfuir… ou mourir. C’était vers l’action qu’il se sentait le plus attiré ; l’action, c’était la vocation du guerrier. En cas de doute, agis.

Le vieil humain se leva de sa palette et la contourna. Il s’approcha suffisamment près de Xoxarle pour inspecter ses liens, mais sans beaucoup de soin. L’Idiran jeta un regard au fusil-laser, et ses grandes mains liées derrière son dos s’ouvrirent puis se refermèrent lentement sans même qu’il s’en rende compte.

 

Wubslin déboucha dans la salle de contrôle située à l’avant du train. Il ôta son casque et le posa sur le tableau de bord en s’assurant qu’il ne touchait aucune commande, puis constata qu’il prenait seulement appui contre une série de petits cadrans éteints. Il resta immobile au centre de la pièce en promenant autour de lui un regard fasciné.

Le train vibrait sous ses pieds. Cadrans, voyants, écrans et panneaux divers indiquaient bien que le train était prêt à partir. L’ingénieur fixa un panneau de commande situé face à deux énormes fauteuils, eux-mêmes disposés devant la partie avant du tableau de bord ; ensuite venait le vitrage blindé formant une partie du nez de l’engin. Au-delà s’ouvrait le tunnel, dont seules quelques petites ampoules murales dissipaient l’obscurité.

Cinquante mètres plus loin, un ensemble d’aiguillages complexe divisait les rails en deux tunnels distincts ; l’un partait tout droit – Wubslin y aperçut l’arrière du second train –, et l’autre s’incurvait pour contourner la zone entretien-réparation et rejoindre perpendiculairement la station suivante.

Wubslin tendit le bras par-dessus la console pour effleurer le vitrage et en éprouver la surface lisse et froide. Il sourit : c’était bien du verre, et non un écran. Il préférait cela. Les concepteurs de l’engin connaissaient les écrans holographiques, les supraconducteurs et la lévitation magnétique – puisqu’ils avaient utilisé toutes ces techniques dans leurs transtubes –, mais pour leur grand œuvre, ils n’avaient pas craint de s’en tenir à une technologie plus rudimentaire, mais moins fragile. C’était ainsi que le train comportait des vitrages blindés et roulait sur des rails en métal. Wubslin se frotta lentement les mains et examina tour à tour les nombreux instruments et manettes de contrôle.

— Pas mal, souffla-t-il.

Il se demanda s’il serait capable de deviner quels boutons commandaient l’ouverture des portes du wagon-réacteur.

Quayanorl atteignit la salle de pilotage.

Elle n’avait pas souffert. De haut en bas, du plancher au plafond, on y voyait successivement des pieds de fauteuils en métal, des tableaux de commande en surplomb, puis des plafonniers dispensant une vive lumière. Perclus de douleurs, marmonnant des mots sans suite, il se traînait sur le sol en s’efforçant de se rappeler pourquoi il avait fait tout ce chemin.

Il se reposa en appuyant sa joue contre le sol glacial de la cabine. Le train bourdonnait sous son visage et lui transmettait ses vibrations. L’engin était toujours vivant ; abîmé, certes – et, comme l’Idiran, il ne s’en remettrait jamais –, mais vivant. Ce dernier avait eu jusque-là quelque chose en tête, il le sentait confusément, mais quoi ? Cela lui échappait à présent. Il en aurait pleuré de frustration, mais n’avait même plus assez d’énergie pour cela.

Qu’est-ce que c’était ? se demandait-il (tandis que le train ronronnait). J’allais… j’allais faire… mais quoi ?

 

Unaha-Closp examina le wagon-réacteur. Il lui parut tout d’abord en grande partie inaccessible, mais le drone finit par trouver un accès par le biais d’une gaine de câbles.

La machine se promena çà et là dans le wagon en repérant le fonctionnement de l’ensemble : les déflecteurs absorbants abaissés destinés à empêcher la surchauffe de la pile ; la plaque d’uranium appauvri prévue pour protéger les fragiles organismes humanoïdes, le système d’évacuation de la chaleur canalisant cette dernière vers une batterie de petites cuves, où la vapeur produite alimentait des génératrices, qui à leur tour produisaient la force motrice des roues. Tout cela est d’un sommaire ! songea Unaha-Closp. Compliqué et sommaire à la fois. Tellement enclin à se détraquer, malgré tous leurs systèmes de sécurité !

Mais de toute façon, si les humains et lui avaient à se déplacer dans un véhicule tracté par ce genre de locomotive à vapeur nucléaire, ils utiliseraient l’énergie du système principal. Le drone tomba d’accord avec le Métamorphe : c’était de la folie, de la part des Idirans, que de vouloir remettre en marche toute cette antique ferraille.

 

— Et ils dormaient dans ces trucs-là ?

Yalson contemplait les filets suspendus. Ils se tenaient tous trois dans l’encadrement d’une porte donnant sur une vaste salle ; celle-ci avait dû servir de dortoir aux êtres depuis longtemps disparus qui travaillaient jadis dans le Complexe. Balvéda essaya un des filets. Ils ressemblaient à des hamacs dépliés, tendus entre des piquets alignés qui tombaient du plafond. Il pouvait y en avoir une centaine dans la pièce ; on aurait dit des filets de pêcheur mis à sécher.

— Je suppose qu’ils trouvaient cela confortable, dit Horza. (Il regarda autour d’eux. Aucun endroit où le Mental fût susceptible d’avoir trouvé refuge.) On continue, reprit-il. Allez, Balvéda, en route.

La jeune femme quitta son filet en le laissant animé d’un léger balancement, et se demanda s’il n’y avait pas quelque part des baignoires ou des douches en état de marche.

 

Il tendit les bras et agrippa le tableau de bord. Tirant de toutes ses forces, il réussit à hisser sa tête sur le siège. Puis il se servit des muscles de son cou et de son bras douloureux, affaibli, pour se soulever de terre. Là, il s’arc-bouta à nouveau et fit pivoter son torse. Une de ses jambes heurta le dessous du fauteuil ; il hoqueta de douleur et faillit retomber. Mais il avait réussi à se hisser sur le siège.

Il jeta un regard, par-delà les commandes groupées, au large tunnel qui s’ouvrait derrière le nez incliné du train ; ses parois noires étaient jalonnées de petites lumières. L’acier étincelant des rails s’enfonçait dans le lointain.

Quayanorl plongea son regard dans cet espace immobile et muet et éprouva une maigre sensation de triomphe, légèrement teintée d’amertume ; il venait de se rappeler la raison qui l’avait poussé à ramper jusqu’ici.

 

— Ça y est ? interrogea Yalson.

Ils se trouvaient dans la salle de contrôle, d’où on commandait les fonctions complexes de la station. Horza avait allumé quelques écrans, vérifié des chiffres, et était à présent assis devant un panneau de contrôle, où il se servait des télécaméras de la station pour balayer une dernière fois les couloirs, salles, tunnels, puits et autres cavernes. Perchée sur un autre siège colossal, Balvéda agitait ses jambes pendantes comme une petite fille dans un fauteuil d’adulte.

— Oui, ça y est, répondit Horza. On a passé en revue toute la station ; à moins de se cacher dans un des trains, le Mental n’est pas là.

Il activa les caméras des autres stations, en commençant par la 1. Il s’attarda sur la station 5, où il obtint une vue plongeante des quatre cadavres de medjels et de l’épave du canon rudimentaire qu’avait fabriqué le Mental, puis passa à la caméra fixée au plafond de la station 6…

 

Ils ne m’ont pas encore trouvé. Je ne les entends pas très bien. Seul me parvient l’écho de leurs pas infimes. Je sais qu’ils sont là, mais je n’arrive pas à deviner ce qu’ils font. Les aurais-je dupés ? J’avais repéré un détecteur de masse, mais son signal a disparu. Il y en a un autre. Ils l’ont ici, avec eux, mais il est impossible qu’il fonctionne correctement. Oui, bernés, peut-être ; est-ce le train qui me sauve ? Quelle ironie…

Ils ont pu capturer un autre Idiran. Je distingue au milieu de leurs pas un rythme différent. Se déplacent-ils tous à pied, ou quelques-uns par anti-g ? Comment ont-ils pénétré ici ? Se peut-il que ce soient les Métamorphes de la Surface ?

Je donnerais la moitié de ma capacité mémoire pour posséder un seul télédrone. Je suis caché, mais piégé. Je ne peux ni voir ni entendre comme je voudrais. Juste ressentir des choses. Et j’ai horreur de ça. Si seulement je savais ce qui se passe !

 

Quayanorl contemplait fixement les commandes devant lui. Xoxarle et lui avaient eu le temps de déterminer leur mode de fonctionnement avant l’arrivée des humains, du moins en partie. Maintenant, il fallait qu’il se souvienne de tout. Que faire en premier ? Il se pencha en avant, le bras tendu, et se balança dangereusement sur ce siège qui n’était pas fait pour les êtres de son espèce. Il actionna une série d’interrupteurs. Des voyants se mirent à clignoter, des déclics retentirent.

Il avait tellement de mal à se souvenir… Il effleura des leviers, des manettes, des boutons. Cadrans et affichages lumineux indiquèrent subitement de nouvelles données. Des écrans s’allumèrent, des chiffres se mirent à palpiter. On entendait des signaux sonores ténus, très haut dans l’aigu. Il avait l’impression de procéder correctement, mais comment en être sûr ?

Comme certaines commandes se trouvaient trop loin de lui, il dut pour les atteindre se vautrer à demi sur le tableau de bord en prenant bien garde à ne modifier aucun des réglages déjà effectués ; puis il se rejeta dans le fauteuil.

Le train était à présent parcouru d’un bourdonnement sourd ; l’Idiran le sentait vibrer. Les moteurs tournaient, l’air circulait en chuintant, les haut-parleurs émettaient des bips et des déclics. Il n’avait pas fait tout cela pour rien. Le train ne s’ébranlait pas encore, mais le moment fatidique se rapprochait.

Seulement, sa vue baissait sensiblement.

Il cilla, secoua la tête, mais son œil valide l’abandonnait. Tout devenait gris devant lui ; il devait se concentrer sur les commandes, les écrans. Les lumières murales du tunnel, qui s’enfonçaient dans les ténèbres au-devant, lui paraissaient moins brillantes. Il aurait pu attribuer cela à une baisse de tension dans l’alimentation du Complexe, mais savait très bien que c’était autre chose. Son crâne lui faisait mal, quelque part à l’intérieur. C’était sans doute dû à la position assise : le sang refluait dans la partie inférieure de son corps.

De toute façon, ce serait bientôt la fin ; il en accélérait même la venue. Mais maintenant, il était de plus en plus urgent de poursuivre sa tâche. Il enfonçait des boutons, basculait des leviers. Le train aurait dû bouger, s’animer ; pourtant il demeurait immobile.

Qu’avait-il omis de faire ? Il se tourna du côté où il n’y voyait plus ; des panneaux lumineux clignotants lui apparurent brusquement. Ah, oui : les portes. Il actionna les commandes adéquates et perçut un bruit de roulement ; la plupart des affichages lumineux cessèrent de palpiter, mais pas tous. Certaines portes devaient être coincées. Il actionna un autre instrument permettant de passer outre cette mesure de sécurité. Les écrans s’éteignirent.

Il fit une nouvelle tentative.

Lentement, comme un animal qui s’étire après une longue période d’hibernation, sur trois cents mètres le train du Complexe de Commandement frémit tandis que ses wagons se serraient quelque peu les uns contre les autres, puis au contraire se ménageaient du mou, bref, s’apprêtaient à partir.

Quayanorl sentit cet imperceptible ébranlement et eut envie d’éclater de rire. Ça avait marché ! Sans doute avait-il mis trop de temps, sans doute était-il trop tard, mais au moins, il avait rempli la mission qu’il s’était donnée, alors que tout était contre lui et qu’il souffrait le martyre. Il avait pris le contrôle de la grande bête d’argent, et avec encore un tout petit peu de chance, il donnerait à réfléchir aux humains. Et il ferait voir à la Bête de la Barrière ce qu’il pensait de son précieux monument.

D’un geste nerveux, craignant qu’au dernier moment quelque chose refuse de fonctionner après tous ces efforts, toutes les souffrances qu’il avait endurées, il saisit le levier dont Xoxarle et lui avaient décidé qu’il commandait l’alimentation des moteurs principaux et le poussa au dernier cran du mode Démarrage. Le train trépida, gémit mais ne partit pas.

L’œil unique de l’Idiran, qui n’y voyait plus qu’en gris, se mit à pleurer et fut bientôt noyé de larmes.

Le train eut un sursaut ; un bruit de métal froissé s’éleva à l’arrière. L’Idiran fut presque jeté au bas de son siège. Il dut en agripper les bords, puis se pencher et reprendre en main le levier d’alimentation qui menaçait de revenir en position Arrêt. Dans sa tête s’enflait un rugissement ; il tremblait d’épuisement et d’excitation. Il bascula de nouveau le levier.

Les décombres bloquaient une porte en position ouverte. Des appareils à soudure étaient restés suspendus sous le wagon du réacteur. Des bandes métalliques arrachées à la coque du train gisaient déployées çà et là, tels les poils tombés d’une pelisse mal entretenue. Des débris entassés jonchaient les rails de part et d’autre des portiques d’accès et, en se détachant, l’une des passerelles – celle sous laquelle Xoxarle était resté enseveli quelque temps – avait défoncé tout un flanc de wagon.

Geignant et protestant comme si ses propres amorces de mouvement étaient aussi douloureuses que celles de Quayanorl, le train se mut de nouveau vers l’avant. Les roues avancèrent d’un quart de tour, puis s’immobilisèrent : la passerelle tombée restait coincée contre le portique d’accès. Un gémissement s’échappa des moteurs. Dans la cabine de pilotage s’élevèrent des sirènes d’alarme, presque trop aiguës pour des oreilles d’Idiran. Des affichages lumineux clignotaient, des aiguilles entraient dans le rouge, des écrans s’emplissaient de données.

La passerelle commença à s’arracher du train, froissant la tôle et creusant une tranchée aux bords irréguliers dans le flanc du wagon à mesure que le train se poussait lentement vers l’avant.

Quayanorl regarda se rapprocher l’orée du tunnel.

De nouveaux décombres s’écrasèrent en crissant contre le portique avant. Sous le wagon-réacteur, le banc de soudure racla le sol lisse jusqu’à atteindre le rebord en pierre d’une cavité d’inspection ; là, il se coinça, se brisa, puis tomba à grand fracas au fond du trou. Le train poursuivit sa pénible progression.

Dans un craquement déchirant, la passerelle prise dans l’échafaudage arrière se détacha et tomba ; les tubages d’aluminium et d’acier se rompirent en arrachant le revêtement d’aluminium et de plastique du train où ils étaient fixés. Un coin de la passerelle s’engagea sous le train et recouvrit un rail ; les roues hésitèrent au moment de passer par-dessus, les attaches qui reliaient les voitures les unes aux autres se tendirent au maximum, puis l’élan lentement accumulé du véhicule finit par l’emporter et ce dernier franchit l’obstacle. Il se cabra, son châssis se contracta, mais les roues s’engagèrent sur le métal tombé et retombèrent bruyamment de l’autre côté avant de poursuivre leur chemin sur les rails. Les roues suivantes le franchirent à grand bruit, mais sans même marquer de pause.

Quayanorl s’enfonça dans son siège. Le tunnel venait à la rencontre du train et paraissait l’avaler ; la station ne fut bientôt plus visible. Deux murailles sombres défilaient doucement de chaque côté de la cabine de pilotage. Le train frémissait toujours, mais gagnait progressivement de la vitesse. Une succession de détonations et de chocs apprirent à Quayanorl que, derrière lui, les voitures suivaient tant bien que mal, glissant sur leurs rails luisants entre les amas de décombres et les portiques démolis, et s’éloignant de la station dévastée.

La première voiture quitta la station au pas, la deuxième un peu plus vite ; le wagon-réacteur filait déjà à petite allure, et la dernière voiture passa à la vitesse d’un homme qui s’élance.

La fumée parut vouloir suivre le train en partance, puis revint lentement dans la gare et finit par s’élever à nouveau vers le plafond.

 

… Dans la station 6, celle où ils s’étaient battus, celle où Dorolow et Neisin s’étaient fait tuer et où on avait laissé pour mort le second Idiran, la caméra était hors service. Horza appuya plusieurs fois sur l’interrupteur qui la commandait, mais l’écran demeura obstinément noir. Un témoin de panne se mit à clignoter. Horza passa rapidement en revue les images en provenance des autres stations, puis éteignit le moniteur.

— Ma foi, on dirait que tout va bien, fit-il en se relevant. Retournons au train.

Yalson mit Wubslin et le drone au courant ; Balvéda se laissa glisser au bas de son énorme siège et prit la tête du petit cortège. Tous trois sortirent de la salle des commandes.

Derrière eux, un moniteur d’alimentation – un des premiers que Horza ait allumés – signalait une formidable déperdition d’énergie dans les circuits d’approvisionnement des locomotives, indiquant que, quelque part dans les tunnels du Complexe, un train entrait en mouvement.

Une forme de guerre
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